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Chapitre 10:
Qui a écrit la Bible et pourquoi?

X. Moïse et Aaron

Traduction française: Micheline Deschreider.


Pour en revenir à la chronologie biblique et au fait qu’elle nous a été imposée jusqu’à ce jour, il nous faut considérer plusieurs éléments. Le rédacteur et éditeur de la Bible a choisi l’ordre des récits dans sa nouvelle histoire, de manière à ce que celle-ci remplisse une fonction d’unification tribale, dans un but de domination politique et religieuse. Il en est résulté un problème majeur pour ceux qui cherchent des faits historiques dans les récits bibliques.

Nous avons vu que la source cléricale qui a amalgamé les histoires de groupes tribaux séparés du Canaan de l’Age de Bronze a été embarrassée par l’obligation d’inclure plusieurs variantes d’une même histoire. Le public aurait rejeté toute histoire qui aurait fait fi des traditions orales qu’il connaissait. L’évidence suggère également que ces histoires ont été assemblées dans un certain ordre destiné à créer l’illusion d’une seule longue histoire de “peuple élu”.

C’est exactement ce dont Newton a accusé les auteurs anciens, mais il n’ a pas envisagé cette possibilité dans le cadre de la Bible. Néanmoins, Newton nous a montré les grandes lignes du procédé utilisé. Les “correcteurs” de la Bible ont mis au point leur histoire en y insérant des extraits du Livre des Générations, de telle manière que les répétitions d’histoires qui s’étaient passées à une même période, ont soudain semblé s’être produites sur des périodes couvrant de nombreuses centaines d’années, ou même des milliers d’années. Autrement dit, les histoires disposées “horizontalement” dans le temps ont été disposées “verticalement”. Ce qui est survenu à de nombreux peuples est soudain survenu au “peuple élu”. Et des histoires qui avaient passé de groupe en groupe au sujet d’un seul personnage et d’une seule série d’actions ont été interverties de manière à s’adapter à la mythisation dont nous avons déjà parlé.

La manière dont il nous faut voir cela est qu’il faut considérer d’abord les faits tels que nous pouvons les découvrir, et voir ensuite si l’un ou l’autre des récits bibliques correspond à ces faits d’une manière ou d’une autre, en ne tenant aucun compte des généalogies “fabriquées” et “lignes chronologiques historiques” telles que présentées dans la Bible.

La Bible est supposée raconter l’histoire d’une longue série de fondateurs éponymes. Les différentes versions des histoires, assemblées à partir des différentes tribus, ont été arrangées de manière “verticale” sur plusieurs siècles, et des généalogies y ont été insérées, dont la plupart sont incertaines et répétitives, sans compter qu’elles peuvent avoir été inventées pour servir la cause.

Comme j’en ai fait l’hypothèse, il y a une histoire composée d’une série d’interactions situées dans un seul cadre chronologique de référence, une personne, un événement pouvant être extrait de ces histoires, et qui EST rapportée tant dans l’Histoire d’Egypte que dans la Bible, si exactement que les deux faces de l’histoire s’adaptent aussi exactement qu’un gant s’adapte à la main. Et comme je l’ai suggéré, la compréhension de cet événement, de cette connexion avec un événement réellement historique rapporté dans la Bible et dans les textes égyptiens, est la clé qui permet de résoudre toute l’énigme de l’Arche d’Alliance.

Revenons aux réformes d’Ezéchias après la chute du royaume du nord. Qu’est-ce qu’un descendant d’Aaron est supposé faire dans le royaume du sud, parmi tous ces réfugiés du nord qui ont apporté avec eux leurs histoires, leur Histoire et leurs généalogies? Vous-mêmes, que feriez-vous si vous étiez un prêtre de la lignée aaronique, et si votre rôle d’arbitre de la loi de Yahvé était dénigré, et si vos revenus provenant du monopole des sacrifices était menacé?

Eh bien, vous écririez une nouvelle Torah! Et quoi encore?Le texte P a été écrit comme une alternative à J et E. Dans P, Aaron apparaît comme l’Autorité. Dans J E, des miracles sont accomplis en Egypte grâce au bâton de Moïse. Mais l’auteur de P en fait le bâton d’Aaron. Dans J E, Aaron apparaît comme le “frère lévite” de Moïse, ce qui signifie qu’ils sont membres de la même tribu et non pas nécessairement vraiment des frères comme nous entendons ce terme. Mais ici, l’auteur de P affirme catégoriquement que Moïse et Aaron sont littéralement des frères: des fils d’une même mère et d’un même père. Et P va plus loin, en affirmant qu’Aaron est le premier-né!

Dans P, il n’est pas fait mention de sacrifices jusqu’au sacrifice fait le jour où Aaron est consacré Grand Prêtre. L’auteur de P ne voulait manifestement pas qu’on puisse penser que quelqu’un d’autre qu’un prêtre aaronide puisse offrir un sacrifice! L’auteur de P a délibérément omis les sacrifices offerts par Caïn, Abel, Noé, Abraham, Isaac, et Jacob. Et là où il lui a été impossible de passer un sacrifice sous silence, il a éliminé le récit tout entier.

Par exemple, dans la version J de l’histoire du déluge, Noé prend sept couples de tous les animaux qui peuvent être offerts en sacrifice. P dit qu’il prend seulement deux animaux de chaque espèce. Dans J, à la fin du récit, Noé offre un sacrifice. Il avait bien besoin des animaux supplémentaires s’il ne voulait pas que l’espèce disparaisse complètement! Mais dans le récit P il n’y a pas de sacrifice.

Pour l’auteur de P, la question des prêtres d’une certaine lignée comme seuls intermédiaires entre l’homme et Dieu est omniprésente. Il n’y a pas d’anges, pas d’animaux qui se mettent à parler, pas de songes prophétiques, et surtout, celui qui franchira les limites sera mis à mort. Dans P, Yahvé est un dieu universel et abstrait qui a créé “le ciel et la terre” et qui a puni l’humanité à cause d’une crise cosmique survenue à l’époque du Déluge.

Dans J et E, Dieu a créé la terre et les cieux – dans cet ordre – et Dieu est personnel et parle à l’homme en termes familiers. L’histoire du Déluge parle de pluies abondantes cycliques, et non d’un désastre cosmique provoqué par la culpabilité d’une part et la vengeance d’autre part.

Il se fait donc que, tout au long de P nous lisons qu’il y a un dieu cosmique de l’ordre et de la domination, avec lequel l’homme ne peut communiquer que par l’intermédiaire d’un prêtre d’une certaine lignée, qui a été ordonné selon les rites prescrits et transmis aux prêtres par Yahvé. P répète inlassablement que le prêtre aaronide à l’autel est le seul accès possible à dieu.    Ces prêtres sont devenus les psychopompes, les participants féminisés à un bizarre hieros gamos avec une divinité mâle, et dans lequel leur rôle est symbolisé par la castration rituelle: la circoncision.

Dans les Propos de Table, de Plutarque, un des intervenants prétend pouvoir prouver que le dieu des Juifs est en fait Dionysos Sabazius, le dieu de l’orge en Thrace et en Phrygie; et Tacite rapporte de même, dans ses Histoires (v. 5) que "certains prétendent que les rites des Juifs ont été établis en l’honneur de Dionysos." L’historien Valerius Maximus raconte qu’en l’an 139 av. J.-C., le Préteur des Etrangers, C. Cornelius Hispallus, a chassé de Rome certains Juifs qui “tentaient de corrompre la morale romaine par un prétendu culte à Dionysios Sabazius”. On peut en inférer que ce préteur ne les a pas chassés parce qu’ils rendaient un culte légitime à ce dieu, mais parce qu’ils voulaient imposer un nouveau rite bizarre à la religion Thrace: la circoncision! Et il est curieux de remarquer que par la suite, les adeptes de cette perversion ont pratiqué la castration totale en hommage à leur dieu, même après que ce dieu, Yahvé, se soit transformé en Jésus! St. Augustin a été l’un de ces adeptes, et certains disent que St. Paul a également été un de ces eunuques «auto-mutilés», mais personnellement je ne le crois pas. Par la suite, cette pratique a été convertie en vœu de célibat et état monastique, ce qui a davantage encore obscurci et déformé le “Feu de Prométhée”.

Dans le texte P, pas une seule fois il n’est fait allusion à un dieu miséricordieux. Nulle part n’apparaissent des termes comme: miséricorde, grâce, fidélité, ou repentir. Le rédacteur entend bien faire comprendre au lecteur que le pardon ne peut être obtenu simplement parce qu’on éprouve du regret ou parce qu’on a appris sa leçon. Le pardon ne peut pas être obtenu autrement qu’en offrant un sacrifice, et ce par l’intermédiaire d’un prêtre “officiel” qui, puisqu’il est incapable d’accomplir lui-même la véritable ascension par l’extase, offre en guise de substitut un sacrifice sanglant à son dieu.

Celui qui a écrit le document P ne s’est pas contenté de modifier seulement quelques histoires: il a développé tout un concept de dieu, et ce pour des motifs de domination théologique, politique et économique. Son idée était également de donner l’autorité légitime sur la terre à un groupe: celui des Lévites aaronides. Le rédacteur de P ne pouvait établir son autorité simplement en prenant la défense d’Aaron ou en le présentant sous un meilleur jour. Il a également estimé nécessaire de « s’occuper» de Moïse et de ses descendants. On peut donc penser qu’il a réalisé qu’il se trouvait en position très précaire. Avec l’arrivée des réfugiés en provenance du royaume du nord, les prêtres de Silo, descendants de Moïse, l’auteur de P ne pouvait pas tout simplement se débarrasser de Moïse. Moïse était le héros national du royaume du nord.Moïse était le fondateur du royaume du nord. Il n’était pas possible de répandre des mensonges à ce sujet. Mais il était possible de présenter les histoires sous un jour particulier. Il était possible de parsemer les récits de détails présentés comme “clairvoyance” ou “révélation venue de dieu” si nécessaire, afin de consolider les affirmations et positions de l’auteur.

Désireux de faire accepter sa nouvelle Torah, l’auteur du document P se devait de prendre en considération ce que le peuple savait et acceptait déjà. Il lui fallait produire un compte rendu habile des événements du passé, que le public accepterait. C’est pourquoi, dans les grandes lignes il a laissé Moïse à la place qu’il occupait dans la Tradition, mais il a minimisé son personnage et a même déformé complètement deux des récits, de manière à présenter Moïse sous un jour défavorable [85]

L’auteur de P donne aussi sa propre version de la révélation sur le Mont Sinaï. P ajoute un détail à la fin de l’histoire qui est, jusqu’à ce point, très proche de l’original. Ce détail est qu’il y a quelque chose de très étrange sur le visage de Moïse lorsqu’il redescend de la montagne. Lorsque les gens le voient, ils ont peur de s’approcher de lui et il est forcé de porter un voile. D’après le P, quand nous voyons Moïse au cours des 40 dernières années de sa vie, nous devons le voir portant un voile.

Qu’est-ce qu’il y avait sur le visage de Moïse?    Le sens du terme hébreu est incertain, et pendant longtemps il a été suggéré qu’il lui était poussé des cornes sur le front. Cela a eu pour résultat des représentations de Moïse portant des cornes dans l’art médiéval. Selon une autre interprétation, c’est la peau de Moïse qui avait quelque chose d’étrange: il en émanait de la lumière. De nombreuses traductions et interprétations ont suivi cette idée et décrivent une “gloire” rayonnant du visage de Moïse et blessant les yeux de ceux qui le contemplaient. C’est cette version-là que j’ai moi-même apprise.

Plus récemment, l’exégète biblique, William Popp, a rassemblé une série preuves montrant que le rédacteur de P voulait convaincre son public que Moïse avait été défiguré d’une manière tellement horrible que les gens ne pouvaient pas soutenir cette vision.

Le texte nous dit bien que la “gloire de Yahvé” est comme un “feu ardent”, ce qui suggère que la chair du visage de Moïse avait été brûlée, faisant ainsi de lui un spectre issu des cauchemars les plus épouvantables. Si c’est là une version devenue familière à l’époque, alors l’auteur de P a réussi un coup de maître. Il n’a pas dénigré Moïse, mais il en a créé une image d’horreur que personne ne veut regarder!

Mais moi je crois qu’il y a une autre raison à cette allusion. Si nous revenons à la divinité solaire, nous voyons que les premières tentatives de diaboliser la déesse ont été l’emploi du symbolisme de l’ancien dieu babylonien Huwawa (Houmbaba). Huwawa apparaît dans les récits de Gilgamesh au service d’Enlil en tant que gardien de la Forêt de Cèdres, et nous voyons que le bois de cèdre était très important pour le dieu de Moïse tel que présenté dans le texte P. Nous savons aussi l’importance accordée antérieurement au pin par rapport à la déesse de la naissance, et nous voyons donc ce dieu reprenant le rôle de la déesse en tant que divinité solaire ou “gardien” de la Forêt de Cèdres” avec ce nom d’Huwawa, dont la consonance me fait fameusement penser à Yahvé!

L’utilisation du cèdre dans les sacrifices, et l’exigence d’utiliser du bois de cèdre dans la construction du temple constituent certes de très curieuses connexions avec ce dieu Huwawa. Dans le Livre de Samuel (2, chapitre 7:7), il est dit que Yahvé s’est adressé à David par l’intermédiaire de son prophète Nathan: "Partout où j’ai marché au milieu de tous les fils d’Israël, ai-je dit un mot à quelqu’une des tribus d’Israël à laquelle j’ai commandé de paître mon peuple Israël, en disant : Pourquoi ne me bâtissez-vous pas une maison de cèdres ?" Et au verset 13, Yahvé dit à David que c’est son fils qui aura à bâtir cette demeure: "Lui, bâtira une maison à mon nom ; et j’affermirai le trône de son royaume pour toujours. Dans le Livre des Rois (1- chapitre 5:6), Salomon demande des cèdres du Liban pour bâtir son temple: Et maintenant, commande qu’on me coupe des cèdres dans le Liban ; et mes serviteurs seront avec tes serviteurs, et je te donnerai les gages de tes serviteurs selon tout ce que tu [me] diras ; car tu sais qu’il n’y a personne parmi nous qui s’entende à couper le bois comme les Sidoniens. Curieusement, dans la Bible, Salomon lève un tribut de main d’œuvre forcée pour l’abattage des arbres et la construction du temple, ce qui ressemble fort aux histoires d’esclavage en Egypte. Les fondations du temple étaient “d’énormes pierres de grand prix” qui, bien sûr, étaient impossibles à trouver à Jérusalem.

Est-ce que la relation du terrible visage de Moïse, comparable au terrible visage de Huwawa le gardien de la Forêt de Cèdres, a bien été comprise par le peuple? Huwawa était présenté comme un géant protégé par sept couches d’un rayonnement terrible. Il avait été tué par Gilgamesh et Enkidou dans des circonstances très semblables à celles qui entourent la mise à mort de Goliath par David et celle de la Méduse par Persée. Dans ces récits, le héros osirien est victorieux du serpent séthien.

Melam et ni sont deux mots sumériens qui vont souvent ensemble. Le sens littéral de ni paraît signifier l’effet sur les êtres humains, de la puissance divine: melam. Les Babyloniens ont utilisé différents mots pour rendre l’idée de ni, y compris poulouhtou, "la crainte”. L’exacte connotation de melam est difficile à saisir. Il s’agit d’un éclat brillant, visible, exsudé par les dieux, les héros, parfois par des rois, et également par des temples de très grande sainteté. Bien qu’à certains égards il s’agisse d’un phénomène lumineux, melam est aussi terrifiant et inspire une crainte respectueuse.Ni peut être expérimenté physiquement, comme la chair de poule. Les dieux sont parfois décrits comme “portant” ce melam comme un vêtement ou une couronne, et ainsi que pour un vêtement ou une couronne, il peut être “enlevé”. Bien qu’il s’agisse toujours d’une marque surnaturelle,melam n’implique aucune valeur morale, puisque les démons et les géants terrifiants peuvent eux aussi le “porter”. [86]

Il est donc très probable que c’est cela que l’auteur de P a voulu faire “porter” à Moïse. Moïse est comparé à Huwawa/Houmbaba, le gardien de la Forêt de Cèdres, une variation sur le thème du dieu solaire dont la face est tellement brillante qu’elle doit être “voilée”; à la suite de quoi, Huwawa/Yahvé a exigé que ses sacrifices contiennent du cèdre et que sa demeure soit construite en bois de cèdre!

Enfin, il y a un exemple très intéressant dont je voudrais parler, exemple choisi par Friedman parmi les nombreux autres qu’il a détaillés: l’histoire de L’hérésie de Péor racontée dans le Livre des Nombres (25). Le texte JE commence par l’histoire qui va des versets 1 à 5, où il est question du peuple forniquant avec les “filles de Moab”. [87] L’histoire s’interrompt pour parler ensuite d’un incident particulier impliquant une femme madianite. Apparemment, le peuple pleure, dans la Tente des Réunions, la mort d’Aaron relatée au chapitre précédent du Livre des Nombres, et le petit-fils d’Aaron, Phinéas, est présent à l’extérieur de la tente et devient le héros de l’histoire.

Cette histoire nous raconte qu’un Israélite et une Madianite sont entrés dans la Tente des Réunions, "à la vue de Moïse." Donc, apparemment, Moïse se trouve là. Ensuite, ils font quelque chose qui paraît répréhensible aux yeux de l’auteur du texte P, car il souligne bien que Moïse n’intervient pas, et semble approuver tacitement. Phinéas accourt alors pour défendre le caractère sacré de la Tente des Réunions. Il suit l’homme et la femme dans la tente où il les trouve engagés de telle manière qu’il est possible de “transpercer les deux corps d’un seul coup de lance, qui s’arrête dans le ventre de la femme”.

Le document P exprime clairement que l’exécution décidée par Phinéas est absolument légitime et ne demande pas de jugement car, tout au long du récit, le texte P insiste bien sur le fait que personne ne peut entrer dans la Tente des Réunions, sauf les prêtres approuvés.Le plus significatif est cependant que le texte P dit clairement que ce que Moïse a approuvé était répréhensible et ne pouvait être toléré.    La récompense de Phinéas est un pacte éternel de prêtrise, à l’exclusion de la lignée de Moïse.

Voilà une histoire étrange à plus d’un titre. Nous avons vu que le début de l’histoire est extrait du texte J, ce qui aurait été une tradition du royaume du sud. Dans ce récit, les Moabites sont considérés comme de très mauvaises gens, malgré Ruth, l’ancêtre célèbre du roi David [88] . Qui plus est, des pratiques concernant des femmes moabites ont été transférées sur une madianite. L’épouse de Moïse était madianite. Ensuite, l’auteur de P insiste bien sur le fait que ce qui s’est passé dans la tente était mal.     Conscient qu’il s’efforce de créer le pouvoir de la lignée aaronide, il se sent forcé de tenir compte d’un événement qui faisait manifestement partie d’une tradition, mais il le termine d’une manière particulière en faisant s’y opposer le prêtre de la lignée aaronide.

Il paraît évident que l’événement survenu à l’intérieur de la Tente des Réunions était une pratique traditionnelle du temps de Moïse. De quoi peut-il bien s’agir? Est-ce que la Tente des Réunions était à l’origine destinée à un accouplement rituel - un hieros gamos – devant se dérouler en présence d’un officiant, en l’occurrence Moïse en personne? Et si c’est bien le cas, quel dieu représentait alors Moïse?Clairement pas le Yahvé que nous connaissons à présent. Et certainement pas non plus le Yahvé des derniers prêtres de Silo!

L’auteur de P termine son récit en mettant dans la bouche de Moïse les paroles suivantes: "Semez le trouble parmi les Madianites, et frappez-les. Car ils ont semé le trouble chez vous avec les séductions par lesquelles ils vous ont séduits dans l’affaire de Péor."

Quelqu’ait été l’événement survenu sous la tente, il s’agissait donc apparemment d’un élément d’une pratique des Madianites, et le rédacteur de P affirme clairement que cette pratique ne sera plus tolérée. Et cet événement se trouve absolument dans la ligne des autres récits mythiques concernant les patriarches et leurs pratiques religieuses basées, à l’origine, sur une reconnaissance de l’élément féminin et sur les extases chamaniques d’ascension. Nous verrons plus tard comment d’autres récits entament le processus de transformation de ce culte en culte d’un dieu masculin, et que la rédaction de cette nouvelle Torah n’a été qu’une étape importante de ce processus Un élément majeur à prendre en considération est que le “dieu” qui a parlé aux patriarches était très probablement la déesse. On peut bien sûr prétendre qu’il s’agit alors de paganisme vulgaire ou d’un culte de la nature. Mais je vous demande d’observer les effets historiques de cette transformation et de juger l’arbre à ses fruits.

L’auteur de P ne s’est pas contenté d’éliminer ce qui le dérangeait pour des raisons théologiques ou politiques; il s’est également débarrassé de longs récits qui font partie des textes J et E.

Son but n’était pas de donner une nouvelle version des merveilleuses histoires des gens; son but était de consolider la position de Yahvé et de ses agents, le clergé aaronide. Il ne se préoccupe pas du tout des intérêts des personnages: il n’y fait allusion que très brièvement, en quelques lignes ou paragraphes où ils sont rejetés comme non-sens païen. Dans tout le P il n’y a que trois récits d’une certaine longueur qui ressemblent à ceux de JE: la Création, le Déluge, et l’Alliance avec Abraham (le presque sacrifice de son fils Isaac n’y apparaît pas). L’auteur a aussi ajouté une histoire qui ne se trouve pas dans les documents plus anciens: le récit de la mort de Nadab et Abihou, les fils d’Aaron, qui est présentée pour informer le peuple que tout sacrifice doit être accompli selon les commandements de dieu, même s’il est confié à des prêtres de la lignée des Lévites! Il n'a oublié aucun détail! L’emphase répétée sur ce point nous montre qu’il s’efforçait de changer quelque chose qui avait eu cours pendant longtemps: c’est-à-dire que n’importe qui pouvait pénétrer dans la Tente des Réunions.

Mais à présent, avec une fausse arche d’alliance dans ses flancs, seuls les prêtres pouvaient y entrer. Ainsi, ils étaient les seuls à pouvoir constater que l’arche était une copie et non l’original. Malin n’est-ce pas? L’auteur de P semble très préoccupé du Sinaï et de la remise des tables de la Loi, puisque la moitié du Livre de l’Exode, la moitié du Live des Nombres et pratiquement tout le Lévitique concernent la Loi Lévite.

P contient encore un autre récit qui n’apparaît pas dans les textes antérieurs et qui doit donc avoir été fabriqué de toutes pièces: celui de la caverne de Machpelah. Ce récit décrit longuement des négociations entre Abraham et un Hittite à propos d’un terrain sur lequel se trouve une caverne; Abraham l’achète comme terre de sépulture pour sa famille. Pourquoi la source P, qui tait de nombreux faits et histoires intéressants mentionne donc cette affaire triviale? Friedman croit que c’est pour établir une revendication légitime sur Hébron, cité des prêtres aaronides. Mais si c’était le cas, cette revendication aurait pu être faite de bien d’autres manières. Personnellement, je pense que cette histoire n’a pas été fabriquée. Il se pourrait que, puisque c’était une cité aaronide, il existait à son sujet une certaine tradition, qui a été ajoutée à l’histoire. Et il se peut aussi que la tradition selon laquelle Abraham était un "Grand Prince" des Hittites n’était pas tout à fait de la poudre aux yeux, car en fait, indirectement elle nous mène vers Huwawa! Mais je crois que le plus important est qu’elle nous écarte de quelque chose d’autre, que l’auteur de P ne veut pas que nous prenions en considération. Mais nous y reviendrons bientôt.

De toute manière, nous avons maintenant une assez bonne idée de ce qui s’est passé au temps des réformes d’Ezéchias dans le royaume méridional de Judée, après la chute du royaume du nord. Nous ne savons pas si Ezéchias a mis ce projet à exécution parce qu’il avait reçu la promesse qu’il pourrait bénéficier des avantages de la prêtrise, ou parce qu’il était simplement convaincu que cela l’aiderait à consolider son pouvoir et ses vues expansionnistes. Quelqu’aient été les motifs cachés de ces actes, nous voyons qu’Ezéchias s’est glissé dans le rôle d’un nouveau Omri-David avec ses projets de rébellion contre l’empire assyrien. Il a monté les cités phéniciennes et philistines contre l’Assyrie, et est parvenu à se faire une alliée de l’Egypte.

L’Assyrien Sennachérib a alors mobilisé contre lui son armée, et capturé la forteresse judéenne de Lachish dans un assaut qui a préfiguré la capture de Masada par les Romains huit cents ans plus tard.. Les fouilles faites à Lachish racontent une partie de l’histoire. Le restant de cette histoire est raconté par le palais de Ninive, capitale de l’empire assyrien.. Là, sur les murs, se trouvent quelques-unes des rares représentations picturales des Juifs aux temps bibliques. Ces panneaux sont à présent au British Museum à Londres, et des copies se trouvent au Musée d’Israël.

Il se fait que les Assyriens n’ont pas réussi à mettre la Judée à genoux. Lorsque Sennachérib a fait son apparition à l’horizon, “les rois et les archers d’Egypte, les chars et la cavalerie du roi de Koush, une armée innombrable” ont été appelés à la rescousse pour aider à combattre la puissante armée assyrienne.

L’Egypte, sous le commandement de Shabaka, possédait une grande armée cantonnée dans le Delta, et qui n’attendait apparemment qu’un signal pour se mettre en marche. Enfin, nous avons les témoignages contemporains de cette campagne dans les archives assyriennes et sur des bas-reliefs égyptiens. Ces derniers sont plutôt généraux, et dépeignent des scènes standard accompagnées de textes, où les ennemis sont assommés.

Cette bataille a indubitablement été un sérieux revers pour Sennachérib, qui s’est par la suite soigneusement tenu à l’écart du Levant. Cependant, la Bible nous dit: “Et ce fut cette nuit-là que l’ange de Yahvé en frappa cent quatre-vingt-cinq mille dans le camp assyrien, et ils se levèrent le matin suivant entourés de cadavres. Et Sennachérib s’en alla et retourna, et il vécut à Ninive.” Curieux comme l’armée égyptienne est devenue un “ange de Yahvé.”

Cet événement marque un tournant dans l’histoire de la Judée. Sennachérib était parvenu à détruire les districts éloignés, mais Jérusalem n’était pas tombée. Et Jérusalem se mit à grandir, jusqu’à devenir la “Cité Sainte”. Et la population augmenta, car évidemment, il était plus pratique de se trouver près de la source de préparation de la viande. Et les Lévites virent leur pouvoir renforcé.


Le péché de Manassé: Exil à Babylone...


[85] Voir les différences dans les comptes rendus de "l’eau jaillissant du roc" dans l’Exode (17:2-7) et les Nombres (20:2-13).

[86] Black, Jeremy, and Green, Anthony: Gods, Demons and Symbols of Ancient Mesopotamia; 1992; University of Texas Press, Austin.

[87] Qu’importe si Ruth, l’arrière-grand-mère du Roi David était de Moab!


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